Quand le livre se fait testament

Note de lecture destinée à être publiée dans la revue Interculturel dirigée par Andrea Cali

Ce qui respire dans un livre, c’est chaque battement de cœur, chaque soif d’un ailleurs, chaque salve d’avenir.
Andrée Chedid, L’étoffe de l’univers, éditions Flammarion, 2010, p. 128.

Andrée Chedid a fait paraître au mois de septembre deux œuvres : un roman Les quatre morts de Jean de Dieu, et un recueil de poèmes L’étoffe de l’univers, tous deux chez Flammarion. Dans cette dernière œuvre l’auteure propose d’habiller de plusieurs couches et matières l’univers par les mots du poème, semblables aux “poussières [qui] s’agrippent aux villes” (page 13). Une invitation à donner au monde un regard lui-même, une réflexion sur la vie. Nous la savons malade, atteinte d’un mal qui lui fait perdre la mémoire des choses, des gens, des lieux. Nous ne sommes pourtant pas dans une défragmentation de la mémoire, puisque les poèmes de ce recueil se lisent dans une continuité, les poèmes se répondant comme suivant une chronologie non pas dans le temps mais dans la pensée. On suit donc une histoire en lisant des poèmes. Et cette histoire est celle de l’auteure elle-même, son enfance, son identité, sa poésie, son amour, ses origines, sa soif de vie, et la mort, inéluctable seuil de la vie.
Au-delà de cette particularité des textes, chaque poème invite le lecteur à poursuivre le texte dans des notes qui sont des extensions. Nous pouvons même y voir des explications voire des ouvertures. Ainsi le poète livre au lecteur l’univers dans lequel le poème s’inscrit.
À la fois fragments de souvenirs et réflexion sur soi, sur l’univers de l’autre, la nature même de l’écriture de Chedid se lit dans les traces qu’elle sème. Des balises qui laissent le lecteur suivre son intime conviction de l’Être et de l’Autre.
Enfin ces textes sont des chants, soubresauts d’un appel à rester ou du moins à vivre. « La langue des dieux » (page 23) forme un univers habillé de vie en somme.

 

Un recueil ouvert

L’intertextualité dont fait œuvre Chedid permet, comme nous l’avons souligné, une extension de la lecture. Nous avons ainsi face à nous, et cela à chaque fin de poème, une ouverture.
Nous le savons, l’auteur est lui-même lecteur. Et de ses lectures, il tire des leçons. Dans le cas présent, c’est-à-dire dans l’insertion en notes de bas de pages de citations d’auteurs différents, l’auteure remplit alors la fonction du lecteur modèle d’Eco en poursuivant le texte (Cf.Umberto Eco, Lector In fabula, Grasset, 1979). Cette prolongation du poème est, comme nous l’avons dit, une information sur l’auteur pour le lecteur. Un miroir de l’âme.

Note 2, du poème Qui suis-je ?, « J’ai retrouvé ces notes que j’avais prises il y a une cinquantaine d’années à la suite d’un après-midi passé avec ma mère et son mari, le docteur Godel », p. 125.

La disparition de l’espace et du temps, point que nous aborderons dans la prochaine partie, est entièrement présent dans les notes.
Son musée imaginaire prend forme, et celui de Chedid, en tout cas son musée littéraire, est meublé de citations réflexives. Ainsi nous apprenons par la note de bas de page du poème Se dégager que c’est Saint Augustin qui aide la poétesse à poursuivre la lutte . Chaque auteur devient bouée de sauvetage dans cette lutte acharnée contre la maladie.

note 5 de la section Qui je suis « C’est une bouée que m’a jetée le Saint Augustin sur laquelle il m’a écrit « T’occupe…contente toi d’écrire, d’aimer et d’être aimée », p. 127.

Néanmoins il n’y pas non plus une totale soumission aux auteurs évoqués. Chedid leur répond. Ou refuse de le faire, quand la citation seule suffit .
Le poème est donc un tiroir dans lequel le lecteur retrouve d’autres textes. La performance intertextuelle des textes se développe vers plusieurs pôles : la reconnaissance de soi dans l’écriture de l’intime de l’auteur (des sèmes communs dans les titres : Qui suis-je ?, Ma terre, L’autre… Le lecteur se retrouve dans les interrogations de l’auteur) et l’ouverture vers l’autre, ici, les autres dans les références littéraires. Ce texte parvient à faire découvrir d’autres voix (le lecteur peut utiliser ces réflexions dans ces propres interrogations, une encyclopédie du savoir).
Mais ce n’est pas seulement une découverte, puisque dans ces citations, Chedid nous invite également à poursuivre la réflexion sur ses propres poèmes. Car après tout, si Chedid nous offre ces morceaux, c’est pour mieux nous apprendre à comprendre et à chercher dans notre être les échos de ses paroles. Nous-mêmes lecteurs de texte, nous prenons donc la posture du lecteur modèle.

 

Une écriture souvenir

Comprendre certes mais aussi se souvenir. Le souvenir ne peut être total, il est image de l’idée de ce qu’on ressent être juste et vrai.
Andrée Chedid propose un voyage dans son univers. Les Prolégomènes, premier texte en prose dans lequel défilent les grands événements de la vie de Chedid, sont des préludes. Ce texte devient une véritable porte d’entrée ouvrant au reste du recueil même s’il se termine par le mot « SILENCE » . Tout au long de la lecture du recueil, le lecteur retrouvera parsemés ici et là des fragments de vie de l’auteure.
Nous avons explicité l’aspect narratif des poèmes dans leur succession. Dès le début du parcours résonne la question existentielle : qui je suis ? Et cette question trouvera réponse dans la suite du recueil.
Le poète est, dans un premier temps, la réponse à cette question « Je ne suis personne/ je suis moi-même » (Page 44) . Mais cette réponse entrainera une nouvelle question « Où suis-je ? » . L’écriture est performative de questions et de réponses à la fois. En suivant la pensée de Chedid nous entrons de plus en plus dans son univers, celui d’un temps sans avenir sinon celui de la mort mais aussi le temps des mots. Et dans ces mots se dessine le jeu de l’errance qui s’attarde dans la métrique . Ce temps poétique est dans la répétition, dans l’anaphore, comme cette maladie où l’on doit répéter inlassablement les mêmes gestes pour ne pas oublier. Le passé prend les plis du présent. Reflet du poète dans un « je » omniprésent, et dans les souvenirs, socle des mots. C’est ainsi que le poète se revoit dans « l’Autre », cet autre amant, mari cousin mais aussi l’ami.
Si le temps s’accorde au poème, l’espace est universel. Chedid, libanaise du Caire vivant à Paris, a pour patrie le Monde, l’Univers. Et la poésie lui donne son étoffe. Pas de lieux définis dans ces écrits mais un pays qui se trouve « sur toutes les terres du monde » (Page 69) . Sa terre, elle l’invente :

J’avais perdu ma terre
En un jour de vacarme
En un jour de chagrin et de larmes
J’ai retrouvé ma terre
Et je l’ai adoptée ! .(Page 14)

Dès le début, Chedid établit un choix dans les souvenirs et ne cherche à aborder que les grands ou du moins les plus importants et essentiels à ses yeux. Ce choix dans la mémoire comme une forme de mémoire sélective suggère au lecteur, un écho de notre propre rapport au temps. La leçon de Chedid, pour celui qui veut l’écouter, est à lire entre les lignes. Une certaine leçon de l’existence.

 

Un livre testament

Qu’est-ce que l’existence sinon vivre, vieillir puis mourir ? Chedid a toujours privilégié la simplicité dans son écriture; ses textes le révèlent d’année en année, sans pour autant ne pas être empreints d’une grande profondeur. Un état, une impression, un regard se matérialise dans un seul mot. Cela se retrouve ici. Le poème se fait court, évocateur et ouvert.
Après avoir mis en place le poète et ses questionnements, d’autres étapes se déclinent. La vie est magie, nature, lumière, sentier, mais aussi résistance et malheureusement aussi temps qui passe. Dans ce tourbillon, l’image prégnante qui nous reste est celle du rapport à la nature. Elle est évocation de l’être qui voit défiler des saisons qu’il ne peut retenir.

La fleur
Se façonne tant de souvenirs
Arbore tant de couleurs
Que je ne saurais
D’un seul regard
Capter ses apparences (Page 79)

Cependant, le temps fait son œuvre, et l’auteure se fait vieillard. Et vieillir sous la plume de Chedid, comme sous celle de Brel , c’est avancer peu à peu vers la mort. Cela se voit encore dans un effet miroir : les poèmes de la section Vieillir et Mourir sont dans le même schéma. Une nomination de poème parallèle : Mourir I à VII et Vieillir I à V.
Dans la vieillesse, le temps est enfin déterminé : « Il est temps de vieillir » . C’est aussi le « crépuscule » et « demain » .La résistance de la vie a laissé place à l’ « abandon » .
Ce temps transitoire s’exprime dans le dernier poème de la section Vieillir : Le temps.

Mon temps s’achève
J’en suis consciente
Ce temps si frêle si transitoire
Qui boude et qui s’exprime
Jour après jour il me rappelle
Ma mort inscrite quelque part (Page 120)

C’est la mort qui arrive et le lecteur entend ce livre comme une œuvre testament de l’auteur. La fin inéluctable verse dans la dernière partie du recueil des temps et des espaces arrêtés. L’abandon est plus marqué puisque nommé et la répétition devient la marque de la construction des poèmes. Fonction permettant de faire, peut-être, un peu reculer cette « mort immense qui nous fait face » (page 116).

 

Ce livre ne laisse pas le lecteur indifférent dans une mise en scène de thèmes difficiles puisqu’il parle de ce temps qui passe, de la vieillesse et de la mort, mais surtout de la maladie qui fait perdre la mémoire. Alors, pour combattre, Andrée Chedid retourne par les mots à ces temps chéris de l’enfance et de son mariage. L’auteure place entre nos mains son univers non terni mais habillé de ses expériences, de son amour pour les siens, pour sa terre, pour les auteurs qui lui ont donné à chaque lecture un moment de pur bonheur. Ces mots-là ne pouvaient qu’apparaître dans cette fameuse langue des dieux. Et le lecteur ne peut que s’émouvoir face à cette lecture d’autant plus savoureuse qu’elle est offerte par une dame de cette envergure. En bref cette étoffe de l’univers habille aussi nos présents trop rapides dans lesquels nous oublions souvent de lire de la poésie.

  1. Merci infiniment pour cette magnifique mise en perspective d’Andrée Chedid dont nous partageons les vibrations et le talent. Heureux que cette « grande dame » soit davantage présente sur les blogs que dans la presse littéraire!

    Avec toute ma sympathie,
    Claude

  2. Merci Claude pour votre commentaire.

    Il est vrai que les blogs sont plutôt des lieux où l’on ne poussent pas la réflexion, je tente parfois ici de faire le contraire.

    J’ai beaucoup apprécié votre blog aussi!

    Amicalement,

    Lama

  3. Bonsoir Lama,
    Je viens répondre à votre gentil commentaire avec un peu de retard, il ne faut pas m’en vouloir, je suis un peu débordée ces jours-ci…
    Je vous remercie pour ce très bel hommage rendu à Andrée Chedid, une femme admirable! Ce dernier recueil de poèmes est poignant, depuis que je l’ai acheté, il trône sur mon bureau… Je le feuillette, lis un poème et le garde sur le bureau!
    Merci encore pour votre visite et très belle soirée,
    Kenza

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